Dossiers
L'absurde
Malcolm joue sur de bien nombreux tableaux quand il s'agit d'humour. Qu'il naisse d'une réplique subtile ou d'un quiproquo, le rire occupe une place centrale dans la série de Linwood Boomer. Et parfois, à ce sujet, c'est l'humour absurde qui est au rendez-vous, cet humour qui repousse les limites de la réalité, qui engage le spectateur à accepter des faits impossibles ou exagérés, des personnages improbables ou caricaturaux. À travers ce dossier, nous aurons pour mission de vous faire découvrir quelques-uns de ces moments. Nous verrons d'ailleurs que l'irréalisme n'est pas seulement utilisé à des fins humoristiques dans la série et qu'il apparaît parfois à des moments un peu plus sérieux.
L'absurde dans les rêves
Forme d'absurde la plus classique car la plus logique, l'absurde par l'imagination des personnages tient une certaine place dans Malcolm. On est évidemment loin des rêves éveillés de JD dans Scrubs, où ils sont récurrents, mais il arrive que la famille de notre tête d'ampoule préférée parte dans des délires personnels pour notre plus grand plaisir. Quelques exemples sont flagrants. Dans l'épisode 5.02 - "Les baby-sitters" (Watching The Baby), Dewey s'enfuit littéralement dans un autre monde lorsqu'il décide d'occuper son petit frère. Il lui raconte une histoire où l'absurde tient une place majeure : un pantalon devient une pièce de collection, Hal et Lois deviennent d'étranges milliardaires tandis que le sous-sol se transforme en véritable QG. Toute la mécanique de cette petite histoire repose sur une inversion totale et poussive de la réalité : on nage ainsi dans l'absurdité la plus totale.
Dewey n'en est en tout cas pas à son premier essai en tant que personnage bourré d'imagination, il a au contraire souvent tendance à nous emporter dans ses délires personnels. C'est ainsi qu'il s'est imaginé rouler dans une boule en plastique tel son hamster ou qu'il s'est improvisé dictateur d'une cité constituée uniquement de Légos. Plus qu'une question d'absurdité, on pourrait ici parler d'univers fabriqués par un enfant, d'un monde conçu par le pauvre "cadet" (le mot est à moduler selon les saisons) d'une famille strictement dysfonctionnelle.
Plus tard, et dans un autre registre, l'épisode 6.01 - "Il faut sauver le soldat Reese" (Reese Comes Home) fait naître une scène d'anthologie, où, cette fois, un mirage pousse l'imagination de Reese dans ses derniers retranchements. Il se retrouve face à une gaufre géante... qui finit par lui donner la force de poursuivre son voyage dans le désert. Un moment complètement décalé, complètement fou, qui prouve une nouvelle fois que Malcolm est une série prête à n'importe quelle folie pour se diversifier et surprendre le téléspectateur. Le même schéma sera utilisé (voire usité, car le résultat est en un sens moins marquant) dans l'épisode 6.10 – "En haut de l'affiche" (Billboard), lorsque le jeune homme se voit abordé, dans son imagination, par la jeune femme qu'il a prétendu défendre sur une affiche.
Hal est aussi, à sa manière, un grand rêveur. Il se crée au fil des saisons son petit univers, son microcosme délirant dont il nous ouvre parfois les portes. On pense forcément à l'épisode 3.03 – "Feux d'artifices" (Book Club), dans lequel il se représente une dizaine de formes de lui-même, chacune présente pour lui transmettre un message différent. On pense aussi à son extrême parano lors de l'épisode 7.04 – "La maison de l'horreur" (Halloween) où il se plonge tout seul dans un film d'horreur dont il est l'unique véritable protagoniste. Bref, le rêve et l'imagination prennent une place importante dans l'oeuvre de Linwood Boomer. Est-ce seulement à ce moment que l'absurde tient un rôle ? Pas du tout. Souvent, voire plus souvent, il intervient dans la vie courante des protagonistes.
L'absurde de situation
Véritable force comique de la série, l'absurde de situation a donné naissance à de nombreux moments cultes de la série. Dans ce genre de passages, le réalisme est mis au placard pour laisser libre cours à l'imagination débordante, et parfois même démesurée, des scénaristes ! S'il fallait faire un Top 5, on pourrait sans doute mettre en tête la fameuse scène de l'épisode 1.16 – "Le liquidateur" (Water Park (1)) durant laquelle Lois, alors qu'elle vient d'être poussée dans un toboggan particulièrement rapide, arrive comme par magie à remonter jusqu'au sommet du tuyau pour emporter ses enfants dans la chute. On ne peut pas faire plus improbable ; la sauce prend pourtant, tant ce revirement de situation est surprenant et digne d'un grand cartoon.
Bien plus tard, dans l'épisode 6.08 – "Sévir et protéger" (Lois Battles Jamie), Jamie, le petit dernier de la famille se transforme en démon sous l'effet d'une boisson peu adaptée à son âge ; en résulte une scène digne d'un film d'horreur avec pour traqueur un... bébé.
Mais Lois n'est pas la seule à vivre des moments aussi fous. Tous les personnages y ont droit à leur manière. Reese, par exemple, se retrouve à accrocher ses concurrents à un arbre pour gagner une chasse au trésor dans l'épisode 3.11 – "Pique-nique fatal - 1re partie" (Company Picnic (1)). Hal, lui, se retrouve à confronter une abeille tueuse dotée d'un instinct surdimensionné de vengeance dans l'épisode 7.05 – "L'invasion de l'abeille tueuse" (Jessica Stays Over). Bref, nous ne multipierons par les illustrations car nous ne cherchons pas à dresser une liste exhaustive des moments absurdes de la série. Toujours est-il que les scénaristes n'ont pas hésité, bien souvent, à faire de Malcolm une sorte de cartoon vivant, où notre vision de la réalité est savoureusement dilatée.
Chaque personnage a son moment inconcevable et différent ; parfois, une bonne portion de la famille se trouve en même temps au coeur d'une situation poussée à l'extrême. Par exemple, lorsque les garçons se retrouvent dans un désert de Las Vegas, à l'occasion de l'épisode 2.05 – "Faites vos jeux" (Casino)), une scène délectable les met face à une situation aussi dangereuse qu'improbable, où tout semble possible. Explosions, bébés vengeurs, abeilles tueuses, arbres à rivaux : la liste est donc particulièrement longue, et met nos héros dans des situations toujours plus déjantées.
L'absurde de caractère
La caricature, l'absurde et l'irréalisme se logent aussi parfois dans le caractère des personnages, exagérés pour faire rire, poussé à leur extrême pour accentuer les effets de comédie. Lois remporte sans doute la palme de ce procédé : on ne compte plus les scènes où son autorité démesurée rythme l'épisode. On citait plus haut la scène de l'épisode 1.16 – "Le liquidateur" (Water Park (1)) : elle symbolise bien ces moments où le personnage n'est plus qu'une boule de colère uniquement bonne à aligner les réprimandes.
Son mari, quant à lui, peut se montrer extrêmement trouillard ou, comme sa femme, partir dans des crises de colère sans précédent. Dans les deux cas, ses mimiques et ses intonations soulignent l'effet comique de l'exagération. Son interprète, Bryan Cranston, sait y faire. Ce n'est pas tant dans le caractère des enfants que l'on peut déceler une absurdité et une exagération, quoique la bêtise de Reese soit parfois poussée à l'extrême. On notera davantage l'irréalisme de leurs bêtises, allégories amusantes d'une enfance où tout semble permis... Punition à la clé, bien évidemment ! On n'hésite alors pas à approcher ses dents d'une roue de vélo en marche, à balancer de nombreux objets de valeurs du haut d'un toit (pour de bonnes raisons, mais enfin...), à catapulter des immondices sur les voisins ou encore à préparer des excréments volants pour la fête communale. Tant de folies qu'on doit notamment à Francis, instigateur d'une saga démoniaque de pièges, de farces et de gentils tourments, et dont les jeunes frères se sont inspirés.
Gageons que Linwood Boomer et son équipe ont en partie réalisé leurs rêves de gosses en tournant Malcolm, repoussant les limites des stupidités auxquelles on s'adonne étant gosse. L'irréalisme est ici au service d'un univers totalement dingo, où tous les codes sages de la sitcom sont renversés pour que s'installent des feux d'artifices dangereusement aveuglants, des explosions destructrices ou des réactions chimiques indésirables.
Des personnages secondaires caricaturaux
Notre famille préférée n'est pas la seule à livrer de purs moments d'absurde. Francis rencontre toute une galerie de personnages aux allures irréalistes lors de ses voyages, de la saison 1 à la saison 5. Les premiers (Le capitaine Spangler et Lavernia) sont caricaturalement méchants et autoritaires. L'aîné n'est dès lors pas si éloigné de l'ambiance familiale. Et si Spangler sait parfois faire preuve de quelque humanité, Lavernia est sans doute l'un des personnages les plus avares, les plus odieux, les plus manipulateurs jamais créés pour la télévision. C'est ici qu'intervient un contraste intéressant : dès la saison 4, le grand frère de Malcolm se met à travailler pour un couple de fermiers allemands excessivement gentils, dont la bienveillance est dix mille fois exacerbée : Otto et Gretchen pardonnent, excusent, et comprennent tout. Ils n'en sont que plus attachants et plus drôles. Le choix des scénaristes de ne pas avoir de nouveau poussé Francis à rencontrer un patron tyrannique est d'ailleurs fort judicieux. Bref, qu'ils soient absurdement aimables ou absurdement destructeurs, les personnages secondaires donnant la réplique à Francis sont une autre preuve de l'irréalisme humoristique qui a fait les beaux jours de Malcolm.
En dehors de ça, on pourrait citer Kitty dans ses premières heures ; une sorte de Bree Van de Kamp dont la paranoïa et la maniaquerie relèvent du vice. Sur l'ensemble de la série, Craig donne aussi dans la caricature grossière : pervers, lourd, insupportable, maniéré, collant, il cumule tous les défauts possibles et en devient un personnage aussi improbable que atypique. Dans une autre vie, il aurait pu être le beau fils d'Ida, une vieille femme qui est surtout drôle grâce à l'incroyable méchanceté qui s'en dégage : elle déteste tout le monde, crache sur tout le monde, et profite de tout le monde. Elle ne semble pas avoir une once de sentiments ou d'humanité, elle est la caricature-même de la grand-mère désabusée et désillusionnée qui déverse toute sa rancoeur sur son entourage. Ne manquant aucune occasion pour cracher son venin, la mère de Lois n'est donc pas dotée d'un caractère tout à fait crédible et réaliste, et c'est ce qui la rend inoubliable.
L'absurde au service du sérieux
L'absurde ne sert-il donc qu'à faire rire dans Malcolm ? Pas tout à fait. Les situations irréalistes dans lesquelles se trouvent les personnages sont parfois le résultat d'une réflexion plus profonde et plus poussée sur le fonctionnement de la société américaine et sur les erreurs dont elle est l'instigatrice ou la victime. On pense par exemple à la fin de la cinquième saison, où tout part en vrille à cause d'un système pourri jusqu'à la moelle.
Il est assez difficile d'imaginer une famille réelle rencontrant autant de mésaventures que celle de Malcolm, il faudrait alors isoler chaque problème, qui pris individuellement est bel et bien le reflet d'un peuple à la dérive. Si la violente détresse de Lois face au monde dans lequel elle vit peut paraître exagérée, si les aléas professionnels de Hal sont particulièrement soulignés, le tout n'en reste pas moins inscrit dans un processus de dénonciation. Le système américain donne naissance à cela : un monde aux individus taris par la désillusion et la malchance.
L'absurde est donc parfaitement impossible à oublier si l'on veut faire une synthèse correcte et complète de la série. Il apporte principalement de l'eau à son moulin humoristique en proposant une galerie variée de personnages caricaturaux, mais permet aussi des scènes incroyablement ambitieuses et parfois inédites dans le monde de la sitcom. Il joue aussi un rôle de Stabilo, souligne les défaillances d'une société à la dérive en poussant sa démonstration à l'extrême. Les plus terre-à-terre d'entre nous auront l'amabilité de faire monter quelque peu la température pour accéder au deuxième, au troisième, pourquoi pas au dixième degré d'une série qui ne se lit pas qu'à l'horizontale, qui propose un univers dont les composantes sont expressément poussées à leur paroxysme, à leur summum, et où peu de choses sont à prendre au pied de la lettre. La caricature, l'irréalisme et l'absurdité forment une trilogie aux analogies diverses, dont la convergence se calcule avant tout par le rire qu'elles génèrent et par les réflexions qu'elles véhiculent.
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